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dimanche, 03 décembre 2006

Brèves, de Françoise Valencien (in Casse n° 3 et n° 10)

 

Notre ami habite un appartement cossu d'un arrondissement cossu de Paris. Sa fille, vingt-deux ans, désire recevoir ses relations pour fêter l'an neuf. Il y aurait soixante invités. Réticences du père. "Bon. Eh bien, je filerai une semaine aux Etats-Unis !" rétorque la jouvencelle. Naturellement, le père cède. Elle, sourire câlin, "ILS sont bien élevés, tu sais ?"
La veille de la réception, notre ami commence à aménager les lieux : il décroche les tableaux, roule les tapis, gare les objets précieux, verrouille les meubles, distribue les cendriers. Puis abandonne la place.
Des invités, il n'en est pas venu soixante mais près d'une centaine. Quand l'ami retourne chez lui au lendemain de la fête, du verre cassé jonche l'appartement, la cuisine est un cloaque, les sanitaires débordent, et tout le meilleur Champagne en cave a été bu. Bref, l'horreur.
Après trois jours de pénible remise en état, le père grimace. "L'année prochaine... le tour d'un autre, hein ?" "Tu plaisantes, s'étonne la jeune fille. L'appart' le plus grand, c'est le nôtre !"
 
 
 
 
Ouvrière retraitée, Jeanine arrondit sa pension de quelques ménages. Elle vient me voir et dans la conversation, incidemment, elle se met à chantonner. Je lui fais signe de continuer : sa voix est belle ! Alors elle rit "Voilà si longtemps que je n'ai pas chanté ! J'aurais voulu... Mais j'ai travaillé dès quatorze ans. Ensuite mon mari se moquait de moi. Et maintenant, dès que j'ouvre la bouche, mes chiens aboient."
 
 
*
 
 
J'ai lu je ne sais où que pour maintenir la santé des mâchoires, il faut régulièrement claquer des dents et les serrer les unes contre les autres. J'ai donc demandé à mon mari de m'inventer des peurs. Il s'embusque dans les coins, hurle quand je rêve, m'insulte et me menace au moindre conflit.

Certes, mes mâchoires s'affermissent. Mais que faire maintenant contre des flux excessifs d'adrénaline ? Et comment ne pas songer au divorce ? Car mon mari, je le vois bien, s'installe plaisamment dans son rôle.

 

*

 

Voici Noël dans la Maison de retrait. Ma très vieille tante ne repose pas dans sa chambre. Où est-elle donc ?? On la cherche partout. Enfin, on la trouve ! Près de la crèche, elle étreint le sapin illuminé, et mâche avec obstination quelque chose. "Il faut pourtant bien que je l'avale !" s'écrie-t-elle gaiement. C'était l'Enfant Jésus.

 

*

 

Irène, son mari l'a quittée il y a quelques mois. Chute d'une histoire familiale. Et chute de la jeune femme qui maigrit, se creuse, traîne une dépression sans fin. Un soir son fils, un garçonnet de dix ans, se glisse dans son lit en lui tendant une feuille de papier "Signe !". Et devant l'étonnement d'Irène, "Signe, Maman, je t'en supplie". L'enfant avait maladroitement écrit "je te promets que je ne me tuerai pas".

Irène a ri, a signé. Mais elle s'est suicidée.

 

*

 

Notre voisin avait parfaitement apprivoisé le vaste jardin d'à côté : poireaux, salades, fraises, groseilles entouraient l'Arbre, ce cerisier magnifique dont rien que la vue, dans notre quartier bétonné, apaisait. Par un été sec, d'un coup de chaleur, c'est dans son jardin que le voisin est mort. Alors les poireaux sont montés en graines, les fraises se sont biscornues avant de disparaître prestement sous les ronces. De mon petit jardin à moi, j'ai vu tout advenir, jour après jour : les grandes araignées, les frelons, et les limaces, les escargots gras. Les souris, les mulots, les rats ont devancé les taupes, les chats sauvages. La friche est devenue haute et folle, recouvrant un silence suspect. Même les merles, à présent, évitent l'espace abandonné. Mais j'ose à peine dire ce que j'ai entrevu la semaine dernière, m'étant levée plus tôt : dans une froissure d'herbes... un horrible rampant d'écailles et de griffes... Tremblante, je me suis approchée du grillage. Un grand singe agrippé à une branche du cerisier, ricana. Et tout à coup, là, là en dessous, un feulement féroce ! Désormais, je ne sortirai plus de chez moi. Je guette par la fenêtre du salon. J'attends le jour où, dans le jardin d'à côté, se dressera le premier homme.

In Casse n° 3 et n° 10

 

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samedi, 25 novembre 2006

L'Italienne, d'Hervé Mestron (in Casse n° 16)

Pendant combien de temps ai-je tourné autour de ce lot, l'œil fixe et brillant ? cela je l'ignore. Toujours est-il que j'ai eu le sentiment d'avoir enfin trouvé ce que je cherchais depuis tant d'années. Mon cœur s'est mis à battre comme une grosse caisse d'harmonie, un jour de défilé sous la pluie. A chaque coup de mailloche j'en prenais pour mon grade, je me démantibulais, en proie à une violente émotion. L'affaire en question trônait avec une fierté tranquille, habituée à plaire probablement. Et vous me croirez ou non, à ce moment, j'ai été jaloux. C'est à dire que comme tous les jaloux, j'ai cru que j'étais seul au monde avec cette merveille. Mais je me trompais, d'autres yeux avides la contemplaient. Quelqu'un a même demandé le prix au vendeur de façon insolente.
- Elle n'a pas de prix ! me suis-je écrié.
- Calme-toi, m'a dit ma femme. Qu'est-ce qui t'arrive ?
Le vendeur, obséquieux, m'a même proposé une ristourne. Je lui ai ri au nez. Pensant qu'il devait me convaincre davantage, il a continué.
- Elle est italienne, fabriquée dans un village, près de Naples.
J'ai cru défaillir. Dieu, une Napolitaine. J'ai regardé ma femme qui avait déjà sorti son carnet de chèques.
- Je te l'offre, m'a-t-elle proposé avec son sens inné de la générosité.

A la maison, ç'a été le branle-bas de combat. J'ai tout déménagé dans la cuisine. D'abord, il fallait une prise électrique à proximité. Je ne voulais pas non plus qu'elle soit trop près du presse agrumes. On ne sait jamais. C'était une cafetière magnifique, sublime, et elle avait de la classe, ça oui. Seulement, elle ne parlait pas la même langue que les oranges. Avec le temps, on verrait, mais pour l'instant, je ne tenais pas à ce qu'elle éprouve un sentiment d'exclusion. L'aménagement ne s'est pas passé sans mal ; il y a eu une véritable guérilla, menée à sa tête par l'ouvre bouteille, lui aussi dépendant d'une prise dont je l'avais momentanément privé. Un soir, alors que tout le monde était couché, j'ai noué une cravate autour du cou, et je suis allé faire une conférence dans la cuisine. Mon but était de sécuriser tout le monde.
- Je m'engage dès lundi (car nous étions un dimanche), à appeler un électricien pour qu'il vienne poser des prises partout. Rassurez-vous, tout le monde aura sa source.
Il n'y en avait qu'un qui ne disait rien, c'était le réfrigérateur. Il savait que je ne le débrancherais jamais. Et je conçois parfaitement que certains ou certaines aient pu se sentir lésés. J'ai pris l'ouvre boîte entre quatre yeux.
- Dis-moi, est-ce que j'ouvre des boîtes tous les jours ? Non, et tu le sais très bien. Les boîtes chez nous, ce sont des roues de secours. Estime-toi heureux d'être là, tout simplement.
Il n'a pas bronché, incapable de riposter à la véracité de mes paroles. Je sentais tous les regards braqués sur moi, haineux et culpabilisants. Je leur ai souhaité bonne nuit, puis j'ai éteint la lumière. Je suis revenu dans la cuisine un quart d'heure plus tard, en peignoir, pour embrasser la cafetière. Je me suis fait huer. Elle était gênée, mais en même temps, elle s'est laissée faire sans broncher.
Ma femme m'a dit :
- Ce n'est pas très malin de faire ça. Ou alors il fallait tous les embrasser.
- Tu es folle ! j'ai répondu. Embrasser l'ouvre boîte, cette espèce de fouteur de merde dans ma cuisine, jamais ! Tu entends, jamais!
- Ne t'énerve pas, m'a-t-elle dit.
J'étais couché sur le dos. Ma femme avait éteint la lumière. Je repensais à ce qu'elle m'avait dit, et elle n'avait pas tort. En agissant comme je l'avais fait, je mettais la cafetière dans une position délicate vis à vis des autres ustensiles de la cuisine. Je me suis posé la question. N'y aurait-il pas un moyen de l'isoler, de la mettre dans la salle de bain, ou dans les toilettes ? Puis je me suis endormi, conscient que sa place était dans la cuisine, un point c'est tout.

Le lendemain soir, en rentrant du travail, j'ai trouvé ma femme dans un piteux état.
- L'électricien est venu, me dit-elle avec un regard noir.
Cet enfant de salaud l'avait pelotée. Alors qu'elle était en train de rincer une tasse pour lui servir un café, - voyez comme elle est bonne - il s'était sournoisement approché d'elle.
- Je vais aller lui casser la gueule, dis-je en remarquant qu'aucune prise de courant supplémentaire n'avait été posée.
- Il y a des choses que tu pourrais quand même faire toi-même, me lança-t-elle.
- Tu sais très bien que je n'y connais rien en électricité.
Il n'y en avait qu'une qui semblait se désintéresser totalement du sujet. La cafetière italienne. Elle n'avait pas bougé d'un pouce. Elle attendait que ça passe. Ma femme est allée se planter devant la télévision et, avant de courir la consoler, j'ai voulu faire le point dans la cuisine. L'ouvre boîte a remis ça, revendications, menaces de grèves et tout le tsoin tsoin.
- Tu vas la fermer oui ! j'ai crié.
Sourd à ses protestations, j'ai préparé de quoi faire deux tasses d'expresso. Je voulais que ma femme goûte enfin le suc de cette Italienne. Le four électrique s'est raclé la gorge avant de m'annoncer que dorénavant, je pourrais toujours courir pour qu'il me réchauffe mes pizzas congelées.
- Et bien je mangerai des raviolis ! j'ai riposté, le laissant bouche bée.
Le robot mixer n'y est pas allé par quatre chemins non plus.
- Je trouve sincèrement anormal que ce soit la cafetière qui profite de la prise.
- Ecoutez-moi tous ! j'ai tonné. Ce n'est quand même pas de ma faute si l'électricien a voulu se faire ma femme, et si elle l'a foutu dehors avant qu'il n'effectue son boulot ! J'en ai marre de vos reproches !
Personne n'a pipé mot. La cafetière a émis un charmant gargouillis. Le café commençait à passer.
- Je vous promets qu'à partir de demain, je me plonge dans les règles basiques de l'installation électrique.
- Toujours des promesses, a dit la friteuse en essayant de travestir sa voix.
Je l'ai ignoré. De toute façon, je ne m'en servais jamais de cette friteuse. Je préférais préparer les pommes à la poêle, avec de l'ail et des herbes de Provence. Mais elle avait le droit de dire son mot, je ne dis pas le contraire.
Je suis retourné au salon avec deux tasses de café brûlant et crémeux en surface. Pour rompre la glace, j'ai dit :
- Tiens, regarde ce que ton merveilleux cadeau nous a concocté.
Ma femme a avancé ses lèvres sur la tasse. L'arôme lui a saisi les narines.
- Je suis contente qu'elle te plaise.
- Oublie l'électricien, il ne mérite pas que tu penses à lui une seconde de plus.
- C'est vrai, tu as raison, m'a-t-elle répondu, souriante, tournant de façon très distinguée sa petite cuillère dans la tasse.
- Tu te souviens, elle a continué, le vendeur a dit qu'elle avait été fabriquée à Naples.
- Oui chérie, tu vois, maintenant, nous avons une Napolitaine à la maison. N'est-ce pas merveilleux ?
Elle m'a déposé un baiser sur la bouche, chaud et intense. Elle m'aimait.
Pendant qu'elle est allée se faire couler un bain, je n'ai pas pu résister à l'envie d'aller voir la cafetière. En entrant dans la cuisine, prévoyant les incontournables commentaires des occupants, j'ai tonné :
- Le guichet des réclamations est fermé.
Du coup, personne n'a bronché. Armé d'une éponge, je me suis approché en douceur de l'Italienne, et j'ai tenté de lui rendre tout son éclat. Ensuite, je l'ai prise dans les mains, l'examinant sous toutes les coutures, attentif au moindre détail de son anatomie. Et soudain, j'ai poussé un cri comme jamais je n'en avais poussé. Sous le socle, une étiquette indiquait : Made in Taïwan..
La cafetière baissait les yeux. Elle restait plantée là, sans bouger, trop honteuse. Ma femme est arrivée en peignoir. Je lui ai tout raconté. Elle s'est jetée dans mes bras, et elle a pleuré. Notre malheur faisait le bonheur de certains dans la cuisine, vous vous en doutez. La traîtresse était démasquée.
- Je n'y crois pas, j'ai dit.
- Pourtant l'étiquette...
- Il arrive que les étiquettes, justement, soient trompeuses.
Mais quand la cafetière a essayé de se justifier dans une langue qui n'avait rien de commun avec celle de Vivaldi, nous avons baissé les bras.
- Ecoute, m'a dit ma femme, ses parents étaient peut-être en voyage... Elle aurait pu tout aussi bien naître à Bilbao, ou à Saint-Petersbourg. Suffit des fois d'une grève d'avion...
Je n'ai pas pu trouver le sommeil. Le lendemain matin, ma femme a apporté le petit déjeuner sur un plateau. Le café m'a fait horreur, c'était idiot.
- J'ai une idée, m'a-t-elle dit en trempant sa biscotte. Je vais lui apprendre l'italien. Ne t'inquiète pas, dans un mois, tu auras l'impression d'être en Toscane.
Je l'ai regardée. Quelle tête c'était ma femme. Et puis, elle disait ça avec le sourire, sans effort.
- Tu penses qu'elle y arrivera ?
- Souviens-toi du robot mixer que nous croyions Allemand, et qui, en réalité, était Hongrois. Aujourd'hui, grâce à mes leçons, il est capable de chanter le dernier chœur de la neuvième symphonie de Beethoven, et sans accent.
- Oui, mais entre la Hongrie et l'Allemagne, il y a tout de même moins de différences qu'entre Taïwan et l'Italie.

Au bout d'un mois, l'affaire était gagnée. La cafetière chantait l'hymne des pâtes alimentaires en roulant les rrr. Lors d'une cérémonie officielle, je lui ai retiré son étiquette collée au derrière. A présent, c'était bien notre Italienne. Durant les huit premiers mois, tout s'est admirablement déroulé. Quand le robinet coulait, on se croyait vraiment à Venise. Jusqu'au jour où il a fallu envoyer la cafetière en clinique pour changer une pièce. Elle est revenue quinze jours plus tard, le teint blafard, bref, elle avait perdu du poids. Mais le plus grave n'était pas là. Quand le café passait, sa langue originale revenait au galop, et on ne comprenait plus ce qu'elle disait. Elle ne savait en fait plus un piètre mot d'Italien. Mais ma femme et moi, nous avons continué de l'appeler, l'Italienne.

 

in Casse n° 16 

 

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vendredi, 17 novembre 2006

Lucien, de Pascale Genevey (in Casse n° 17)

Grâce à son pédoncule cérébral peut-être, Lucien, le gardien du cimetière de Saint-Ouen, comprit un jour, alors qu'il jouait aux dominos, que le mot grec «sarkophagos» avait un point commun avec le mot « anthropophagos », que le cercueil était par conséquent « ce qui mange la chair ». Il en fit part à son collègue Antoine, non sans fierté. Ce dernier lui conseilla de suivre des études supérieures, ces études qu'il avait abondonnées à tort quelques décennies plus tôt.
Lucien se demanda, le soir même, tout en mangeant sa daurade hebdomadaire, quelle université choisir. Sa sympathie d'autrefois pour le darwinisme devait-elle le conduire vers l'étude des cétacés vivant en troupe et des frugivores volants ? Ne devait-il pas plutôt s'engager dans cette voie, nouvelle pour lui, de la science ayant pour objet l'origine des mots : l'étymologie ? Il opta pour cette seconde idée. Mais à son grand désarroi, aucune université parisienne n'avait mis en place un cursus de ce genre. Il regretta alors d'avoir suivi les conseils de son ami Antoine et d'avoir envoyé à la mairie une lettre de démission. Mais il apprit aussitôt qu'Antoine avait eu droit à un blâme parce qu'il avait été surpris jouant aux dominos avec son nouvel acolyte, Roger, et que le jeu était désormais interdit. Lucien ne regretta plus rien. Le travail au cimetière, sans les dominos, avait, il est vrai, perdu tout son charme. Il ne restait à Antoine et Roger qu'à contempler l'épeire construisant sa toile dans le jardin... Lucien, lui, n'aurait pas supporté d'être condamné à la rêverie. Il serait entré en rébellion, aurait déclaré la guerre aux conseillers municipaux... Comme un produit de chimiste, il serait entré en réaction ! Peut-être cela aurait-il donné un peu de relief à son existence ? Agé de cinquante ans, il ne voyait rien venir en effet. Tenté de répondre par l'affirmative à la question qu'il venait de se poser, Lucien décida de se rendre au bureau du personnel et s'entretint avec l'employée qui, vingt ans plus tôt, lui avait trouvé une place au cimetière. Lucien eut à souffrir quelques reproches, on le traita en effet d'indécis, mais Roger ne méritant pas la promotion au rang de « gardien de cimetière », on voulut bien oublier ce que l'indécision avait de pervers.
Notons que, malgré les apparences, l'indécision n'était aucunement le propre de Lucien. Il nous faut ici faire un détour et rappeler en quelques mots comment Lucien fit ses débuts dans l'existence. Né au beau milieu du Morvan, il s'ennuyait fort avec les siens que l'alcoolisme caractérisait depuis quelques générations. L'instituteur lui-même, la seule personne étrangère au village que Lucien côtoyât jusqu'à l'âge de sept ans, sombrant un jour sur deux dans une déprime incurable, se mit à boire de manière abusive. Quant aux enfants, les camarades de Lucien, ils ressemblaient à de petits animaux difformes, ils titubaient, par le corps comme par l'esprit, avant même d'avoir goûté au vin de table trafiqué de leurs aînés. Lucien, qui ignorait alors l'explication génético-sociologique de ce phénomène, se crut le seul à jeun sur Terre et décida à plusieurs reprises de mettre fin à ses jours. Mais la poutre de la grange céda sous son poids sans l' écraser, le mécanisme du fusil s'enraya et le tracteur sous les roues duquel il se jeta cala juste à ce moment-là. L'arrêt du tracteur avait une cause évidente : il évita un choc frontal, qui aurait été meurtrier pour les occupants de l'autre véhicule. Mais le fait que le conducteur ait eu ce réflexe était assez incompréhensible. Il s'agissait du grand oncle de Lucien, alors âgé de soixante et onze ans, que le coma éthylique menaçait à tout moment depuis le jour de son mariage. Si, sur le moment, Lucien vociféra les pires insultes, il comprit quelques secondes plus tard que ce bon réflexe lui ouvrait de nouveaux horizons. Au volant du véhicule que le tracteur aurait dû emboutir et qui circulait sur le mauvais côté de la chaussée, se trouvait un Anglais et non pas un chauffard. Un Anglais quelque peu étourdi, certes, mais uniquement à cause de la journée délicieusement printanière. Lucien vit arriver sur son corps étendu toute une famille sachant parler sans bégayer, se tenir à la verticale sans chanceler. Cela lui fit un tel effet qu'il courut chez lui, prépara un maigre paquetage et prit la route pour l'Angleterre. A sept ans, il abandonna les siens et cela ne le désorienta nullement. Bien au contraire !
L'employée de mairie mentionnée plus haut ne connaissait visiblement pas le passé de Lucien. Elle n'aurait pas choisi le terme d'indécision si elle avait bien voulu laisser à l'existence du vieil employé la part de mystère qui appartient à toute existence. Toutefois, Lucien ne la reprit pas. Une rixe aurait pu, en effet, déranger ses projets. Il pensa à ces jeunes années que nous avons évoquées sans que sa physionomie changeât. Aucun mépris n'apparut à la surface. Il jouait à merveille, mieux que jamais, le rôle du petit employé soumis aux supérieurs hiérarchiques. Il reprit place aux côtés du plus sympathique des acolytes que la vie lui ait offerts : son Antoine naïf. Ils chantèrent ensemble toute la journée. Leur répertoire, qu'ils ne devaient qu'à un seul, Georges Brassens, était assez important pour qu'ils puissent ne jamais se répéter.
Lucien n'eut pas le loisir de faire part de ses projets à Antoine dès son arrivée. Il avait décidé d'attendre patiemment un moment propice à la discussion. L'affaire était sérieuse, il aurait été dommage qu'elle échoue à cause d'une trop grande précipitation. Lucien, qui était arrivé en Angleterre au moment où le syndicalisme naissait, savait à quel point l'absence de prudence pouvait être néfaste aux projets politiques. Mais, le lendemain, il ne tint plus.
« Il est temps, Antoine, d'affronter cette monstrueuse machine qui, il y a plus de vingt ans, nous employa. Nous serons tel Clausewitz contre Napoléon. Préparons nos destriers, contrebutons avec courage la force d'inertie des commis, ces cistudes d'étang. Profitons du bruit d'une cireuse pour pénétrer dans leur enclos. Prouvons que l'esprit révolutionnaire n'est pas cagou et...
- Lucien, je ne comprends rien !
- Qu'y a-t-il ?
- C'est quoi « cagou » ?
- Un oiseau en voie d'extinction.
- Et...
- Quoi encore ?
- Il y avait un autre mot...
- Les cistudes ?
- Oui.
- Des tortues aquatiques.
- Tu ne peux pas parler comme tout le monde ?
- Je peux essayer mais l'essentiel est que tu aies compris l'idée : nous allons mettre à sac la mairie pour faire part à ceux qui y travaillent de notre mécontentement.
- Qu'est-ce qui te prend ?
- Les dominos, Antoine ! Les dominos ! Le règlement nous lèse. Le règlement est inconciliable avec nos habitudes. Tenons fermement la dragonne de notre épée et allons expliquer cela en haut lieu. Qu'ils comprennent que nous ne sommes pas des coolies !
- « Coulises » ?
- Travailleurs asiatiques.
- Voilà qui est assez convaincant. As-tu fixé la date ? »
Antoine tremblait un peu. Le pauvre homme n'avait jamais vu en son employeur un véritable ennemi. Il avait même cru le blâme mérité. Il mangea, ce soir-là, afin de reprendre ses esprits, chez ses voisins. Bien qu'apeuré, il était en fait convaincu de la nécessité d'une action politique. Etait-ce un tort ?
La seule chose qu'il partagea avec Lucien fut une cellule, pendant trois mois. Les deux acolytes avaient inondé le rez-de-chaussée de l'hôtel de ville, mis le feu aux rideaux du service du personnel et s'apprêtaient à saccager l'étage du Maire à l'aide de pioches lorsque le service d'ordre parvint à les neutraliser.
A leur sortie de prison, Antoine et Lucien se séparèrent sur ces mots :
- Tu es trop incroyable pour moi, Lucien. Je préfère ne plus te voir.
- Qu'entends-tu par incroyable ? Fais-tu référence à une quelconque dyspraxie ? Ou penses-tu à l'aspect des coloquintes ?
- Je pense aux Martiens, répondit Antoine, exaspéré.
Lucien, pour la première fois, ne saisit pas ce que son collègue voulait dire. Antoine n'expliqua rien et l'existence de Lucien devint des plus solitaires - comme aux premiers jours.
Mais lorsqu'il mourut, trois années plus tard, le cortège qui suivit son cercueil fut des plus spectaculaires : les syndicats se mêlaient à un grand nombre d'Anglais (dans leur pays, le personnage de Lucien était devenu très populaire) et de jeunes réformateurs du Morvan. L'église ne fut pas assez spacieuse pour contenir le flot humain. Le maire prit cela pour une ultime insulte et quitta la commune quelques semaines.

 

In Casse n° 17

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dimanche, 29 octobre 2006

Là où vivent les ours, de Sylvie Huguet (in Casse n° 21)

Les bombes sifflaient dans le ciel, puis explosaient sur la ville. Véra n'en avait jamais eu peur. Tapie dans la cave avec les autres, elle comptait les impacts par habitude et tentait sans passion d'évaluer les dégâts. Elle avait toujours connu la guerre, et maintenant Stojan n'était plus là pour lui parler d'un temps autre. Quand elle était encore une enfant, il lui racontait les rues tranquilles, les pigeons roucoulant sur les places dans le bruissement des fontaines, les passants flânant au crépuscule dans les avenues sans redouter les balles des tireurs. Mais il y avait longtemps que Stojan était mort. Véra se rappelait sa pâleur, le sang qui suintait de son bandage ; elle se rappelait ses derniers mots qu'il n'avait prononcés que pour elle, et qu'elle seule avait compris. Il n'était vieux que de dix-huit ans, l'âge qu'elle avait aujourd'hui. Au début il était resté si présent dans sa mémoire qu'elle n'avait pu croire tout à fait à sa mort. Elle avait le sentiment d'une longue absence, comme s'il était parti pour un voyage lointain dont il reviendrait un jour. Puis les années avaient corrodé son souvenir. A mesure qu'elle sortait de l'enfance elle avait cessé de croire au retour de son frère. Elle avait compris qu'elle était seule dans un monde où la nourriture était rare, les abris précaires et la mort banale, et elle avait appris à survivre rageusement, sans attachement inutile. Elle s'était battue avec des gamins de son âge, plus tard elle avait couché avec des hommes pour un repas chaud ou une couverture de laine. A présent le passé la fuyait. Elle était vieillie, salie, et les paroles de Stojan avaient perdu leur pouvoir : elle s'en souvenait comme d'un conte merveilleux et puéril, impuissant à combattre les réalités qu'elle affrontait.
Une explosion plus proche fit frémir les occupants de la cave. Des exclamations, des plaintes troublèrent fugitivement le silence. D'un coup de coude brutal et précis, Véra repoussa son voisin qui la serrait de trop près. Si Stojan n'était pas mort, elle n'aurait pas eu à se défendre. Parfois elle lui en voulait de son absence comme d'une promesse trahie.
Autrefois il l'emmenait souvent dans la forêt au nord de la ville. Depuis la guerre les sentiers étaient à l'abandon, mais il lui frayait un chemin au milieu des ronces et des fougères vers de grands arbres dont le feuillage répandait une ombre criblée de lumière et jetait sur l'herbe une résille d'or. Quand ils s'enfonçaient assez loin, la distance étouffait les bruits de la guerre, le crépitement des mitrailleuses, la détonation des obus. Mais on ne cessait vraiment de les entendre que si les tirs s'arrêtaient. Alors on percevait l'éveil de petites voix. Stojan savait discerner le passage d'un mulot au froissement des feuilles sèches, le cri bref d'un oiseau surpris par un rapace. Il savait aussi repérer les empreintes, reconnaître un sanglier à sa bauge, un chevreuil aux blessures de l'écorce où il avait aiguisé ses bois. Souvent il laissait Véra à quelques pas, puis lui faisait signe de le rejoindre en mettant un doigt sur ses lèvres. Une fois ils surprirent un grand dix-cors : ils eurent le temps d'admirer les yeux tranquilles où se reflétaient les feuilles, le perçant des andouillers, le velouté des naseaux. Quand la canonnade reprit, le cerf disparut d'un bond. La rupture était brutale : Véra ne put cacher sa tristesse. Alors Stojan dit qu'un jour il l'emmènerait si loin qu'il lui montrerait un ours. "Là où vivent les ours, expliqua-t-il, la forêt est si profonde qu'on n'y entend plus la guerre." Puis il enfonça ses mains dans un roncier et cueillit les baies qu'il lui tendit dans sa paume tachée de sang et de jus noir : "Rappelle-toi. Lorsque tu rencontreras l'ours tu n'oublieras pas de lui offrir des mûres. Et il nous permettra de rester pour toujours." C'était peu de temps après que Stojan était mort...
Le bombardement avait cessé, suivi d'un silence vite déchiré par le fracas de l'artillerie. Puis on n'entendit plus que la détonation des fusils. Peu à peu les gens quittaient la cave, mais Véra n'avait pas envie de sortir. Elle était fatiguée de la lutte : il fallait trop d'efforts pour une survie précaire qui ne méritait pas l'énergie qu'elle usait. Elle préférait rester immobile dans cette obscurité de tombe, pour mieux penser à Stojan.
Dans les mois qui avaient précédé sa mort, ils avaient souvent reparlé du pays des ours. Stojan disait que l'air y sentait le miel et les roses sauvages, et qu'un gazon soyeux noyait le pied des arbres. Au fond des combes où moutonnait la forêt, les ruisseaux avaient creusé des gorges où l'eau glissait en coulées de cristal sombre. Des rivières blondes comme le sable où elles avaient fait leur lit regorgaient de saumons et de truites que les ours pêchaient à coups de pattes, car ils étaient rapides et habiles. Stojan vantait leur souplesse, la légèreté de leur démarche royale qui surprenait chez des animaux aussi massifs. Le zoo en gardait un prisonnier d'une cage triste. Véra et son frère allaient lui rendre visite. Ils prirent l 'habitude de lui apporter des mûres: il semblait pataud et renfrogné, mais quand il se dressait pour les accueillir et prenait les baies entre ses griffes d'un geste exact, on devinait la précision foudroyante, la puissance retenue de cette créature humiliée.
Ce fut en revenant du zoo que Stojan fut atteint par une balle. Il survécut deux jours, qui le rendirent pareil à un gisant de marbre. Juste avant sa mort, ses doigts de pierre saisirent le poignet de Véra. "N'oublie pas les mûres" soufflèrent ses lèvres exsangues avec un pauvre sourire. Véra se mit à pleurer, car jamais Stojan ne l'emmènerait au pays où vivent les ours.
Pourtant au début elle était retournée au zoo. Le souvenir de son frère s'y attardait plus qu'ailleurs et l'écho de ses paroles y retentissait toujours. Mais peu à peu le charme s'était usé. Véra avait cessé de venir, happée par des soucis plus immédiats. Une pensée la transperça, qu'elle ne s'était jamais formulée : Stojan n'avait pas été seul à mourir ; il avait entraîné avec lui le cadavre de ses huit ans. Elle fut empoignée par une vision d'une nostalgie déchirante : le jeune homme pénétrait sous les arbres, en tenant par la main l'enfant qu'elle n'était plus. Le couple s'éloignait inexorablement. Véra eut le sentiment absurde d'être exclue. Quoi d'étonnant à tout prendre ? Son frère n'aurait pas aimé ce qu'elle était devenue.
Cette pensée la rendit à son présent amer. Elle se redressa dans un sursaut. Non, elle ne devait pas céder à ces regrets morbides. Les armes s'étaient tues et elle devait sortir.
La poussière épaisse qui stagnait sur les décombres masquait l'éclat du soleil. Suffoquante, aveuglée, elle se fraya un chemin dans les gravats. Autour d'elle montaient des gémissements qu'elle entendait sans s'émouvoir. Elle enjamba un cadavre. La ville n'était plus que ruines où rougeoyaient les incendies aussi loin qu'elle pouvait voir. Un coup de feu isolé claqua tout près. Le choc la fit tomber à genoux. Le torse plié en deux, elle crispa une main sur sa poitrine. Un liquide tiède englua sa paume. En la portant à sa bouche, elle reconnut la saveur cuivrée du sang.
Elle se glissa en rampant à l'abri d'un mur encore debout. De grands éclairs blancs sillonnaient sa vue, une sueur de glace l'enveloppait comme un drap moite. Elle sentit un picotement sur son bras droit, et en détacha une tige épineuse qui s'était agrippée à sa peau : un pied de ronce avait poussé au milieu des ruines. Ses baies étaient blanchies de poussière, mais rappelaient à Véra celles que lui offrait Stojan, leur pulpe charnue et la fraîcheur de leur jus grenat. Elle ferma les yeux, et sombra dans un trou noir.
Quand elle reprit conscience, les ruines lui semblèrent noyées dans une brume étincelante qui faisait vaciller leurs contours. A la nausée qui lui soulevait le cœur, elle comprit que cette vision n'était qu'un mirage de sa faiblesse, mais elle n'en savoura pas moins la féerie. Ce fut alors que l'ours apparut. Venait-il du zoo détruit ? Véra croyait pourtant qu'on avait depuis longtemps abattu les bêtes. Il franchissait les décombres sans effort, et s'approchait d'elle à longues foulées flottantes, avec une lenteur de songe, dans le nimbe pourpre des incendies. Bientôt elle ne vit plus que sa masse touffue. Dans un brouillard de lumière, elle distinguait le mufle énorme où se dressaient les oreilles rondes, où les yeux aigus brillaient comme des perles brunes. La gueule s'ouvrit sur deux rangées de crocs...
Véra sut exactement ce qu'elle devait faire. Elle cueillit quelques mûres à tâtons, et les offrit à la bête. Quand l'ours les happa du bout des lèvres, il lui souffla au visage. Elle sourit, comme on accueille un ami longtemps oublié. "Emmène-moi" supplia-t-elle. Elle tenta de s'agripper à sa fourrure, de nouer les bras autour de son cou, mais les forces lui manquèrent. Elle s'évanouit à nouveau. Quand elle sortit de sa défaillance, elle sentit le dos de l'ours entre ses cuisses, et son pelage rêche contre sa joue. Elle ne songea pas à s'étonner. Lorsqu'il partit d'un trot cadencé, elle se crut emportée par la mer.
Pendant combien de temps se prolongea la course ? Quelques minutes ? Plusieurs jours ? Véra ne percevait que le bercement du voyage, l'éclat du soleil tamisé par les feuilles, la neige impalpable des clairs d'étoiles qui argentaient le sous-bois. Sa blessure ne saignait plus, mais la soif la dévorait sans trêve. Elle glissait dans de longs comas ouatés dont la tirait parfois une lucidité surnaturelle : elle devinait alors le cheminement des insectes sous l'écorce, elle distinguait le vert mordoré des mousses et le chatoiement des petites ailes dans la lumière. En même temps, son passé d'adolescente trop tôt vieillie se détachait d'elle comme une peau morte. Mais toujours, elle entendait la guerre gronder dans le lointain. Elle comprenait alors qu'elle n'était pas au terme de sa route, et doutait de l'atteindre jamais.
Etait-ce un autre matin ? Ce fut le silence qui l'éveilla. Elle était couchée sur la mousse qui scintillait sous la rosée froide, au bord d'une clairière arrondie où flottait un parfum de miel. Les troncs droits comme des colonnes portaient des voûtes de feuillage traversées de lumière verte. On n'entendait plus le bruit des armes, mais le trille pur d'un oiseau. Véra releva la tête : de l'autre côté de la prairie elle aperçut l'ours qui s'éloignait entre les arbres. Un grand frisson la saisit. Le paysage bascula dans un vertige. Du fond de l'ombre amicale, elle vit deux silhouettes venir à elle.
Quand elle reconnut Stojan, elle se glissa dans le fantôme de la petite fille qui le tenait par la main.

In Casse n° 21

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lundi, 23 octobre 2006

Sang pour cent, de Dominique Combaud (in Casse n° 3)

Quatre heures du matin, c'est pas humain ! Enfin, pour embaucher j'entends.
Par contre, ça roulait bien, j'ai pas dû mettre plus de dix minutes pour arriver à l'usine et le parking était plutôt désert. Juste quelques bagnoles qui fumaient encore. J'ai remonté le col de mon blouson mi-saison et j'ai couru vers la porte d'entrée en maudissant le thermomètre qui avait la fâcheuse habitude, depuis quelques jours, de stagner dans le négatif. J'ai eu l'impression d'entrer dans une étuve et me suis vite mis à l'aise. Il faisait plus de zéro à l'intérieur, mais pas beaucoup plus.
La pendule des vestiaires s'est pas gênée pour me faire comprendre mon léger retard et j'ai lacé mes chaussures de sécurité, sans trop me presser, en lui montrant mon cul !

J'avais signé pour une semaine et c'était ma dernière journée dans cette boîte. Cinq jours que je me levais à l'heure où j'avais la vilaine manie de me coucher. Dur ! Enfin, j'en voyais le bout.
A midi, je leur tirerais ma révérence, pas mécontent d'en finir de ce boulot pénible et dangereux. Oui, dangereux, c'est ce que je me disais en traversant l'usine vers mon poste de travail, l'extrémité de la chaîne n°4... où le contremaître m'attendait. Il a regardé sa montre.
- Vingt minutes de retard, tu te fous de nous...?
J'ai enfilé mes gants.
- Bon, tu fais ta journée et après tu dégages !
- C'était prévu comme ça...
Il est reparti en marmonnant, en "gros-mot mêlant" des choses pas très gentilles sur l'époque, le monde, la jeunesse... Mais j'ai pas eu le temps de m'éterniser sur ses problèmes car la première plaque de verre arrivait, toute chaude, à la sortie du four. Je l'ai laissée glisser sur les rouleaux avant de la saisir, en faisant gaffe, et la déposer délicatement sur le chariot.
J'avais du bol ce matin-là, on commençait par une série pas trop grosse, genre vitre latérale de bus, d'une manutention plutôt aisée et pas trop dangereuse. L'inconvénient, c'était la fréquence. Plus les feuilles de verre étaient petites, plus le débit était important et le four crachait ses vingt plaques à la minute sans faiblir. Ca me laissait exactement trois secondes pour faire mon petit boulot avant que la suivante se pointe dans mon dos et je me faisais un peu l'effet d'un gardien de but à l'entraînement qui plonge sur tout ce qui bouge jusqu'à épuisement des ballons disponibles. Dans les grands clubs, ça lui fait du boulot. Je bossais dans une grande usine !
Le premier jour, j'avais eu du mal à garder le rythme mais maintenant, j'avais bien une demi-seconde de répit entre chaque plaque ! Ca me laissait le temps de penser...
De penser aux accidents du travail.
En une semaine dans cette usine, j'avais vu bien plus de sang que dans toute ma vie réunie ! Des doigts coupés, des bras tailladés, et le pire, la veille, un type de mon âge à la chaîne d'à côté qui s'était fait perforer le ventre en portant seul une baie vitrée qui lui avait pété dans les mains. Un bout de verre en biseau lui avait transpercé l'abdomen et la mare de sang avait parcouru les deux trois mètres qui séparaient nos postes de travail. Il était parti sur un brancard en bois comme on en voit dans les vieux films sur la guerre 14-18 et depuis, personne n'en parlait, sûrement pour conjurer le mauvais sort... Et la vie continuait. Les rires aussi. Au petit matin, je me faisais l'effet d'un intrus au milieu des "collègues" qui se marraient pour un rien, qui se tapaient dans le dos, qui déballaient leurs sandwiches...
Je n'avais même pas faim - d'ailleurs j'avais rien prévu - et j'ai préféré aller faire un tour pendant la pause de 8 heures. Une petite coupure, dehors, loin de l'enfer.
Au bout de dix minutes le froid m'a fait rentrer et j'ai attendu la reprise du travail en traînant dans le hall d'entrée, près des panneaux d'affichage. Pour passer le temps, j'y ai jeté un œil. Distrait. Des pubs syndicales, des petites annonces, des coûts de production, des statistiques...
...Et j'ai sursauté en lisant une note tout en haut du panneau qui disait exactement ceci, en caractères gras : Ce mois-ci, grâce aux nouvelles consignes de sécurité et à leur parfaite application, aucun accident de travail n'a été recensé parmi le personnel de l'entreprise....
C'était quoi ça ! Une hallucination ? Le froid ? La faim ? J'ai aperçu le contremaître qui passait pas loin.
- Hé, venez voir...
Il ne devait pas avoir l'habitude qu'on lui parle comme ça, enfin, surtout les employés. Il s'est tout de même approché, pas l'air content.
- Qu'est-ce que vous faîtes là ? Faut retourner au boulot, c'est l'heure !
- Juste une minute, un truc qui me chagrine...
- Quoi... ?
- La note là-haut, elle dit bien qu'il n'y a pas eu d'accident du travail ce mois-ci... ?
- Heu... oui. Et alors ?
- Et le type hier qui baignait dans son sang, c'était un gag ? Et tous les autres avant ?
- Ah non, ça compte pas ! a-t-il osé.
- Comment ça ???
- Ils faisaient pas partie de l'entreprise. C'étaient des intérimaires, des contrats à durée déterminée... comme vous.
J'ai écarquillé les yeux.
- Mais c'est dingue ! Ils peuvent tous crever alors, et tout le monde s'en fout !
Il a secoué la tête, un soupçon énervé.
- Mais non ! En bas de la feuille, là, y'a un truc qui les concerne... Et puis dépêchez-vous maintenant, c'est l'heure !
Pendant qu'il s'éloignait, j'ai cherché le truc en question, un petit tableau dans un coin, et j'ai parcouru les chiffres en effarant un max ! non, c'était pas possible!
J'ai relu, j'avais dû me tromper...
Personnel extérieur embauché depuis le début de l'année : 100.
Accident du travail * pendant la période de référence : 98.

Et le pourcentage impressionnant, souligné de rouge...
Ca faisait froid dans le dos.
J'ai survolé le renvoi motivé par le petit astérisque et je me suis frotté le menton, hésitant sur la conduite à adopter : retourner au massacre ou sauter vite fait dans ma voiture ?
Comme il ne restait que quatre heures à tirer, j'y suis retourné en me promettant de faire vraiment gaffe. Pas question de modifier leurs statistiques !
Le petit chef m'attendait encore mais n'a rien dit cette fois-ci. Je devais faire une drôle de tête et il a préféré se barrer en haussant les épaules. La chaîne tournait déjà et j'ai repris mon entraînement... excellent d'ailleurs pour le fessier !
J'ai continué à ranger mes plaques de verre l'une après l'autre sur le chariot en faisant de plus en plus gaffe. Tellement gaffe que je n'avais plus la demi-seconde de répit pour réfléchir... j'attrape, je porte, je pose... j'attrape, je porte, je pose... et ainsi de suite. Même plus le temps de penser aux accidents, aux chiffres, au pourcentage inquiétant... Un vrai robot !
Au bout de pas longtemps, abruti par le boulot, j'ai repris un rythme plus performant, plus inconscient, et cette putain de note sur le panneau d'affichage m'est revenue en tête : 98 pour 100 d'accidents du travail parmi le personnel extérieur à l'entreprise. Incroyable. Un scoop ! D'ailleurs, ça devrait intéresser quelques journalistes pas trop pourris qui pourraient s'en donner à cœur joie, un article au vitriol, un papier qui dénonce tout ça. La production, les profits, oui mais à quel prix ! Une coupure de presse qui dénoncerait les compresses sur les coupures. Marrant, non ?
Justement, je me marrais une demi-seconde toutes les trois secondes quand un énorme bruit m'a fait sursauter. Un bruit démesuré comme des milliers d'assiettes qui se briseraient en même temps. Puis un silence tout aussi surprenant. Juste le bruit de ma respiration... j'attrape, je porte, je pose... j'attrape, je porte, je pose... même pas le temps de lever la tête pour voir ce qui s'était passé !
J'ai cru apercevoir un truc rouler à mes pieds mais je n'avais vraiment pas le temps d'y prêter attention. J'attrape, je porte, je pose... Juste un coup de talon pour renvoyer ce machin-là qui m 'empêchait de bosser tranquille... j'attrape, je porte, je pose...
J'ai pu relever les yeux quand la machine s'est arrêtée. Une pause, enfin. La joie d'allumer une cigarette, de reposer mes dorsaux. Les mains au creux des reins, je m'étirais pour oublier la fatigue, pour récupérer un peu... et... j'ai vu le tableau. Des "collègues" paralysés, des momies, une impression de ralenti. Un mec qui courait, comme dans un rêve, vers la chaîne d'à côté. Les autres qui ne bougeaient toujours pas. J'ai tourné la tête. J'ai vu du verre pilé, partout, et le corps allongé dans les débris. Le corps seulement. Un pantin sans tête comme les jouets d'enfants... désarticulé et ... étêté !
Je me suis retourné brusquement en songeant à ma talonnade... la tête gisait trois mètres derrière, les yeux figés sur moi comme s'ils me reprochaient cet ultime coup du sort.
Il avait le nez tuméfié...
J'aurais voulu vomir mais je n'avais rien dans le ventre, juste la force de balancer mes gants. Très loin. Je suis retourné aux vestiaires et j'ai jeté mes chaussures de sécurité en plein dans la pendule, pour arrêter le massacre.
Je me suis senti tout différent avec mes tennis aux pieds, presque léger. Enfin suffisamment pour pouvoir traverser l'usine, puis le parking, jusqu'à ma voiture. J'ai laissé passer l'ambulance avant de faire une rapide marche arrière et j'ai foncé droit devant moi, ailleurs...
J'essayais d'oublier cette tête que j'avais envoyée valdinguer comme un vulgaire ballon de foot, j'essayais de ne plus penser à ce corps mutilé, absurde, à ce boulot immonde...
Je roulais vite pour semer l'horreur.
Mais, quelle que soit la vitesse, j'avais toujours au fond des yeux l'image de ce type embauché le matin même. Le 100ème depuis le début de l'année, pour un 99ème accident ! Les chiffres valsaient dans ma tête. La route brillait. J'étais donc le seul à être sorti entier de cette boîte. J'ai vérifié l'état de mes mains, de mes doigts, j'ai remonté les manches de mon pull pour être bien sûr que j'étais indemne. Je l'étais !
C'est en abordant la grande courbe, à l'entrée du petit village pétrifié par l'hiver, que j'ai revu précisément la note et les pourcentages concernant le personnel extérieur à l'entreprise et mon pied a bondi sur la pédale de frein quand j'ai réalisé le sens du petit astérisque et de son renvoi au bas de la feuille. Pendant que la pédale s'enfonçait sans opposer la moindre résistance, je voyais la phrase défiler sous mes yeux :
"* Y compris les accidents du trajet"...

 

in Casse n° 3

 

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vendredi, 20 octobre 2006

Les statistiques, de Jean-Jacques Nuel (in Casse n° 9)

 

LES STATISTIQUES

Si l’on en croit les statistiques, on peut avancer que depuis l’irruption sur la terre de l’homme, ce mammifère intelligent, le nombre des naissances est à peu près équivalent à celui des décès parmi sa race. A noter toutefois un très léger excédent des naissances, dû probablement à leur antériorité sur les décès ; il aurait fallu en effet que l’agent recenseur comptabilise par anticipation les morts à intervenir pour ne pas fausser la balance.
Mais le lecteur aura rectifié de lui-même.

 

UN CAS

En ce mois de novembre 1957, les clients du docteur L., psychanalyste de son état, connurent des séances particulièrement agitées. Le vieux docteur, devenu prostatique, devait se lever tous les quarts d’heure pour satisfaire un impérieux besoin d’uriner, et interrompait chaque fois le discours de ses patients.

Il convient d’ajouter qu’une autre gêne, liée à la configuration des lieux, rendait la situation des malades encore plus inconfortable. Contrairement à ses confrères, l’analyste était très pauvre, n’ayant jamais voulu pratiquer les tarifs prohibitifs de la profession et oubliant parfois de réclamer son dû aux moins fortunés ; aussi n’occupait-il qu’un modeste logis. Son cabinet était une pièce minuscule, avec une seule fenêtre sous laquelle il avait installé son fauteuil, du côté opposé à la porte ; le divan, au milieu, s’étendait sur toute la largeur du réduit, sans qu’il reste d’espace pour le contourner.

Cette singulière disposition expliquait une pratique du docteur, tout à fait unique parmi les analystes : en début de séance, il précédait le client dans la pièce, puis escaladait tant bien que mal le divan pour gagner son fauteuil.

Le lecteur comprend mieux désormais combien cette hypertrophie de la prostate - maladie courante chez les hommes âgés - perturba les cures des clients, ceux-ci devant fréquemment se lever pour permettre au docteur d’accomplir, aller ou retour, ses laborieux franchissements.

 

LE GUET

Le ciel était constellé d’escales. L’une d’entre elles seulement recélait un piège, réputé mortel ; aussi le héros sans cesse devait se tenir sur ses gardes, au plus fort de la rencontre, de l’amour et de l’émerveillement.

 

L’IMPOT

A peine venait-il d’accéder au pouvoir par un coup de force que le dictateur institua le prix du temps. « Rassurez-vous, déclara-t-il dans son premier discours officiel, votre contribution sera modique, autant dire symbolique : un centime la seconde ! »

A ce tarif, la minute valait soixante centimes, l’heure trente six francs, le jour huit cent soixante quatre francs, et le mois vingt cinq mille neuf cent vingt francs.

Ceux qui avaient eu la sagesse d’économiser y brûlèrent jusqu’au dernier sou, d’autres empruntèrent en gageant leur bien le plus précieux, on en vit même qui vendirent leurs enfants. Certaines se surprirent à se prostituer. Mais la plupart des salaires mensuels n’étant pas de cette importance, beaucoup de nos concitoyens ne furent pas assez riches pour continuer à s’offrir la vie.

 

L’ARENE

En se serrant les uns contre les autres, on peut former un cercle de corps ; encore faut-il être un nombre suffisant pour que la circonférence soit assez large et que l’aire de jeu ainsi créée ait la dimension d’une scène théâtrale.

L’un de nous ensuite se détache et va vers le centre, tandis que son trou se referme. Puis il tourne sur lui-même, pour offrir son visage à tous.

Commence alors un spectacle qui nous bouleverse, car nous attendons dans l’angoisse notre tour.

 

LE SENS

On se regarde vieillir comme on suit des yeux le cours d’une rivière ; on se regarde écrire, la main avance vers la fin.

 

In Casse n° 9

 

 

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samedi, 07 octobre 2006

Textes peu sérieux, de Max Laire (in Casse n° 10 et 17)

14 vraiment très timides essais de réflexions peu sérieuses à mettre néanmoins en toutes mains

C’est par une fuite qu’un réservoir perd son essence.
C’est par une fuite que certains hommes la conservent.

*

Les rêves choisissent leur compagnie une gomme à la main.

*

Sans défenses, les éléphants seraient mieux armés pour vivre.

*

Même un analphabète peut coller une affiche.

*

Dans mon village tous les chiens aboient.
Pourtant, jamais une caravane ne passe.

*

Rien ne sert de crier : « Qui est là ? » quand on entend un bruit sourd.

*

Mariés sans progéniture, ils adorent avant tout le calme de leur intérieur. Aussi, utilisent-ils le langage des sourds-muets.
Toutefois, sans en abuser.

*

C’est dans les temps morts que je vis le plus.

*

Un tour de France est une révolution française.

*

Dans le village il est considéré comme un spécialiste.
Lui seul peut encore traire les vaches à la main.

*

Par respect pour les cigares qu’il fume, il a remplacé les cendriers par des urnes.

*

J’ai tellement de rêves que parfois j’ai la sensation de vivre en dormant.

*

Il n’aime pas les escargots sans jamais en avoir mangé.
Il n’aime pas les Juifs sans jamais en avoir rencontré.
En bref, il ne se fie qu’à son ignorance.

*

Notre entente était telle qu’elle lisait dans mes yeux et chaque fois qu’il fallait tourner la page, je fermais les paupières.



in Casse n° 10

 

Textes peu sérieux à mettre en toutes mains

Ne donnez des conseils éclairés que le soir.

Doutant de la réalité de tout, il devint faussaire.

Pour raccourcir sa solitude, elle marche à petits pas.

Des bougies expiraient, rejoignant le mort qu’elles veillaient.

Un stylo contient ses cartouches de chasseur d’émotions.

A l’horizon, des meules de foin usent le soleil.

Quand la solitude est trop forte, il sort et frappe à sa porte.

Pour bien montrer son ennui de ne plus voir personne, ostensiblement sa porte baille.

Existence.
Course relais de naissances.

Paupières.
Volets du sommeil.
Avec fermetures vendues en pharmacie.

Voûté par les ans, il put se pencher tendrement vers l’enfant.

Jadis, quand les photographies atteignaient leur automne, elles jaunissaient.

Ecrire.
Suivre sa voix, avec trois doigts.

Conversation intime.
Des mots qui, discrètement, changent de domicile.

Après avoir joué à vivre, disparaître comme un enfant qui joue à mourir.

Il la regarda partir.
Devenir de plus en plus petite.
N’être plus qu’un point.
Point final de leur aventure.

in Casse n° 17

 

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lundi, 02 octobre 2006

Tête de turc, de Joëlle Brethes (in Casse n° 19-20)

C'est avec un sourire de triomphe que le petit homme bedonnant prit en premier le tournant qui débouchait sur la longue ligne droite conduisant aux guérites de la police. Il s'était jusqu'à présent très bien débrouillé. Il avait prétexté un malaise pour pouvoir quitter l'avion parmi les premiers passagers, il avait bousculé quelques silhouettes, écrasé quelques pieds, mais le résultat était là : il serait cette fois à temps !...
Une douleur fulgurante lui traversa tout à coup l'abdomen l'obligeant à s'arrêter quelques instants puis à adopter une allure plus conforme à ses cinquante sept ans. Il dut aussi se résoudre à se laisser dépasser par ceux-là même qu'il avait assez grossièrement doublés quelques secondes plus tôt et qui, au passage, le gratifièrent de regards peu amènes colorés d'ironie ou de dédain... Le petit homme jeta un coup d'œil en arrière et constata que le gros de la troupe des voyageurs n'était plus très loin. Il respira un bon coup et s'élança courageusement en avant malgré la douleur de ce point de côté qui ne voulait pas le lâcher. Le policier qui le vit s'installer dans sa file le détesta instantanément. Tout en faisant subir à un premier passeport l'épreuve de son vérificateur laser, il examinait discrètement cet individu anormalement impatient et sur le visage duquel alternaient une jubilation sans objet apparent et une curieuse crainte que rien ne semblait justifier... Il expédia peu consciencieusement le célibataire puis le couple âgé précédant sa future victime à qui il fit signe de s'avancer.
Le petit homme bedonnant se passa un kleenex sur le front avant de s'emparer de son sac de voyage pour se ruer joyeusement vers la guérite.
- Ca fait plaisir de rentrer au pays, fit-il aimablement en tendant son passeport au fonctionnaire.
Celui-ci se contenta de lui jeter un regard neutre tout en faisant signe à un collègue de le remplacer tandis qu'il s'installait à la guérite jumelle qui était inoccupée. Le petit homme blêmit et eut un regard de désespoir qui fit naître un vilain sourire sur les lèvres du fonctionnaire. Puis ce dernier glissa le passeport du voyageur dans le vérificateur laser et, le ressortant avec sévérité, il commença à en feuilleter les pages plastifiées incrustées de rondelles magnétiques.
- C'est quoi, exactement, votre nom ? attaqua-t-il en plissant les yeux sur une page.
- Valadinogigolopinsky...
- Pardon ?
- Valadinogigolopinsky... Paul, Lucas, Marcel Valadinogigolopinsky.
- Ah !
Le fonctionnaire eut une moue insultante et pianota sur son ordinateur.
- Vous avez pris l'airbus du 5 août 2002 pour Marseille et vous y êtes resté trois jours... Puis départ pour Bruxelles le 8, pour Londres le 12, pour Los Angelès le 19, pour Toronto le 23, et retour aujourd'hui 26 août après annulation de votre vol pour Sidney... Pourquoi avez-vous interrompu votre circuit ?...
Paul eut un moment l'envie d'envoyer l'indiscret se faire faire des choses pas très orthodoxes ailleurs. Mais s'il se l'aliénait, l'autre se ferait un malin plaisir d'allonger son interrogatoire et il subirait un nouveau retard avec tous les désagréments que cela comportait. Il se maîtrisa donc et expliqua patiemment que des petits problèmes personnels l'avaient contraint à rentrer plus rapidement que prévu.
- Des "petits problèmes personnels", hein ! fit l'employé méchamment. Et il se remit à feuilleter le passeport.
Paul jeta un regard pitoyable sur les voyageurs qui, de part et d'autre de lui, avançaient, montraient leurs papiers et disparaissaient, les bienheureux ! dans le couloir menant aux tourniquets.
Il allait encore se faire avoir, comme en février précédent, c'était sûr !...
- Ca vient d'où, votre nom ?
Paul sursauta et se cabra. Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire, à cet employé tatillon et antipathique. Mais de nouveau il s'exhorta au calme. Il énonça humblement ses origines et reconnut bien volontiers sa naturalisation. De toute façon, il était 100 % européen, bien sûr, et français depuis plus de 25 ans.
- Je vois, fit le fonctionnaire en louchant sur le teint olivâtre de sa victime et en reprenant son exploration dans le passeport dont il commençait à connaître par cœur le contenu. Et qu'est-ce que vous avez fait pendant ces trois semaines hors du territoire ?...
Encore une question indiscrète qui empourpra les joues du petit homme et lui mit un éclair meurtrier dans les yeux... Il jeta un regard excédé autour de lui mais ne trouva personne à prendre pour témoin de son exaspération grandissante. Les guérites étaient désertes depuis quelques dizaines de secondes et lui, en tête à tête avec cet escogriffe glabre et blême dans cet odieux uniforme qui lui conférait tous les droits...
Un nouveau flot de passagers à dominante asiatique ne tarda pas à s'agglutiner dans son dos...
Pas de doute : quand il arriverait aux tourniquets des bagages, ce serait, de nouveau, pour y constater la catastrophe...
- Ce que j'ai fait pendant trois semaines ? cracha-t-il soudain au visage du fonctionnaire ahuri : des conférences, Monsieur ! Parfaitement : des conférences !... Si vous aviez un minimum de culture vous sauriez que nous fêtons cette année le bicentenaire de la naissance du grand Victor Hugo, et si vous aviez réellement lu mon passeport vous y auriez vu que je suis enseignant et conférencier : peut-être alors en auriez-vous tiré certaines déductions...
Fortement vexé, le policier cacha sa contrariété sous un sourcil dubitatif qui mettait en doute la parole de l'enseignant. Puis, négligeant la main impatiente qui se tendait vers le document, il décida de le soumettre à un nouveau passage au vérificateur laser assorti d'un nouveau pianotage sur son ordinateur.
- C'est parfait, conclut-il avec froideur en retirant le passeport de l'appareil et en le faisant enfin glisser vers Paul. Vous voyez bien qu'il était inutile de vous énerver, Monsieur... Monsieur...
- Valadinogigolopinsky ! fit sèchement Paul en saisissant avec avidité le petit carnet plastifié.
Puis il se rua vers le hall des bagages. Peut-être, après tout, était-il encore temps pour lui de récupérer la valise contenant les précieux documents sur son auteur préféré. On lui avait interdit, à l'enregistrement canadien, de conserver en cabine les lourds dossiers et il avait dû, à contrecœur, les ranger dans ses bagages... II avait déjà dans des conditions analogues perdu d'importantes notes sur Maupassant et, plus tard, sur Rimbaud... Au diable les nouvelles mesures appliquées dans ce maudit aéroport de Roissy depuis quelques années. Qu'est-ce qu'un aéroport où on ne peut plus flâner et où on ne dispose que d'une demi-heure pour récupérer ses affaires !
Une fois dans le fameux hall, il se précipita vers le tourniquet au dessus duquel un cadran lumineux indiquait les coordonnées de son avion. Quelques valises roulaient lentement vers lui et quelques voyageurs souriants.
II soupirait, apaisé, quand une série de déclics bouleversa les coordonnées du cadran et balaya ses illusions. C'est alors qu'il reconnut dans ces quelques passagers qu'il croyait retardataires comme lui, l'avant garde asiatique qui avait assisté à ses derniers démêlés avec le fonctionnaire de la guérite...
Trop tard ! Il était arrivé trop tard comme les autres fois !... Il eut un moment l'envie de quitter ce lieu maudit sans passer par le guichet obligatoire... Mais à quoi bon se faire infliger une amende supplémentaire ?
Une grande lassitude l'envahit tandis qu'il se dirigeait tristement vers le stand des "Bagages non réclamés/ Compactage". Il tendit son ticket à l'employé de service. Celui-ci lui fit un petit signe compatissant avant de disparaître derrière une grande porte coulissante en verre dépoli. Il en revint peu après, poussant sur un chariot un petit cube d'une vingtaine de centimètres de côté qu'il eut beaucoup de mal à transférer sur le comptoir.
- Qu'est-ce que vous aviez dans votre valise ? fit le jeune employé essoufflé par l'effort. C'est rudement lourd ! Ca va pas être facile à transporter. Vous voulez peut-être que je dédensifie ?
- A 90 %, s'il vous plait ! s'impatienta Paul.
- C'est le maximum, fit remarquer l'employé. Vous connaissez les tarifs ?
Et sur un signe affirmatif de Paul excédé, il disparut de nouveau derrière la vitre dépolie avec le petit cube sur le grand chariot.
Il y eut un curieux vrombissement... Paul fit un chèque, rangea le petit cube dans son sac de voyage, et sortit héler un taxi...

Une demi heure après, il déposait ce triste trophée auprès de quatre autres sur une étagère de sa bibliothèque...
in Casse n° 19-20

dimanche, 24 septembre 2006

Fait divers, de Marie Motay (in Casse n° 5)

Longtemps son lit a occupé l'angle le plus sombre de la grande pièce où elle vivait. Le premier regard qui la balayait le matin déterminait son humeur de la journée : table poisseuse, mouches bruissantes au-dessus des assiettes sales, cheminée dégorgeante confondue depuis huit jours avec la poubelle, et les draps se raidissaient soudain en une vieille peau, sa salive se faisait acide et, en haut de la nuque, presque derrière l'oreille droite, sourdait, très loin mais imparable, le tam-tam de la migraine.

Le lit l'avait encore recrachée ce matin, mais le réveil avait été plutôt allègre. Elle n'avait pas insisté. Elle avait enfilé un long tee-shirt et des sandales, roulé, sans l'allumer, la première cigarette et avait marché vers le petit bois de châtaigniers, en bas du pré, derrière la maison, le long du ruisseau à sec. Le soleil n'était pas encore levé, mais le petit jour étirait déjà l'ourlet sombre des peupliers. L'air était humide et elle se gorgeait de la fraîcheur qui suintait autour d'elle. Elle marchait sans hésiter, sans flaner. Elle allait le retrouver, se frotter au grain rêche et tourmenté de son écorce, se blottir dans son cocon d'ombre fraîche et sucrée, s'apaiser à ses murmures silencieux. Elle avait souvent pensé que cet arbre lui donnait ce qu'elle s'obstinait à demander en vain aux hommes qu'elle aimait, la certitude de vivre. Sa présence, sa permanence, son accueil sans hâte et sans surprise des jours, des saisons, son don sans retenue de sève et de fruits d'été, sa sécheresse chaste l'hiver, tout en lui était vie. Il n'attendait pas de vivre, il ne s'exerçait pas à vivre, il était l'arrogance de vivre.

L'arbre était là, à quelques mètres. Des merisiers sauvages poussaient autour de lui sans lui porter ombrage. L'arbre était là, à quelques pas ; il lui paraissait soudain lointain. A travers les branches, des bribes de soleil, acides, qui l'éclaboussaient et la glaçaient. Elle sentait le poids de ses jambes, les contractions de ses muscles à chaque pas. L'herbe sèche du pré glissait maintenant sous ses pieds, ralentissant sa marche. Les ornières familières du sentier se creusaient sournoisement sous ses pieds et elle trébuchait.

L'arbre était là, à portée de bras, à portée de pas. Courir, courir vers lui, elle voulait courir. Mais les prêles squelettiques du bord du ruisseau la freinaient. Elle essayait de se souvenir de leurs attouchements à peine poisseux et ne savait qu'agiter les jambes pour se dégager de leur étreinte gluante. Elle ne baissait plus la tête sous les branches des noisetiers, elle les laissait lui cingler le visage, il fallait courir...

L'arbre était toujours là, feu-follet sautillant. La mousse spongieuse du pré avait investi ses oreilles, celle grise et émiettée des arbres se collait à sa peau. Un cri lui venait, du fond du ventre, du fond du cœur ; mais la mousse avait maintenant engorgé ses poumons, tapissait son palais et sa langue. Deux bâtons dans la gorge. Acidité âcre et douloureuse, paralysante des nèfles pas mûres. Une sève épaisse laboure et empoisse son corps...

Un pas, un pas encore. Ses bras se tendent, cherchent le soleil, tandis que dans l'herbe et la terre moite ses pieds poussent des racines. S'enfoncer dans le sol, s'élancer vers le ciel, ouvrir la bouche dans un hululement de chouette aphone, respirer, aspirer, expirer...

Elle s'arrache enfin à la terre.
Elle regarde, étonnée, les lambeaux de racines.
Elle sent son corps se tendre en un fil invisible.
Elle voit son regard fondre et n'entend plus sa voix...

Le Dauphiné libéré, 17 août...

"Une jeune femme trouvée morte dans un bois à 500 m de son domicile...
Il semblerait que Mme X ait succombé à un arrêt cardiaque au cours d'une promenade matinale dans les bois..."


in Casse n° 5

 

Ce texte a été en partie repris dans le recueil "La mémoire est un tissu mité" paru aux éditions de la Renarde Rouge, qui ont publié par ailleurs de Marie Motay "Voici le poème" et "Aujourd'hui, je vois rouge".

 

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lundi, 18 septembre 2006

Le coeur d'un enfant, de Bernard Kieken (in Casse n° 18)

La chambre est noire. Les volets battent ; le loquet qui les tenait ensemble vient de se briser sous l'effet de la tempête.
A intervalles réguliers, un éclair illumine la pièce. Un court instant, on a le temps d'apercevoir des jouets posés en équilibre instable qui ne demande qu'à s'effondrer.
A l'éclair suivant, on distingue un lit, une table de nuit. Le drap remue parfois mais se recroqueville à chaque fois que la lumière surgit du dehors.
- 1, 2, 3, 4, 5. Cinq kilomètres.
A l'intérieur du drap, la petite fille compte les secondes qui séparent l'éclair du tonnerre.
Une envie folle la tenaille : se lever, courir dans la chambre d'à côté et se blottir contre son père. Là, elle y serait en sécurité.
Mais il a bien recommandé en la bordant de ne pas le déranger, de respecter son sommeil. Il est très fatigué ; la journée a été éprouvante moralement et physiquement. Il doit se reposer.
- 1, 2, 3, 4.
Le tonnerre est là, tout proche. Effrayant.
Elle est seule face au fracas des ténèbres. Pas de frère, pas de sœur.
Maman est à l'hôpital. On l'a emmenée la nuit dernière. Les sirènes ont vrombi dans le silence, l'ont réveillée. Bruits de portes qui claquent, de pas précipités dans l'escalier.
Elle a ouvert la porte de sa chambre juste à temps pour voir sa maman dans une civière. Livide.
Papa a crié :
- Maman a un infarctus ! Je reviens, ma chérie.
L'ambulance a démarré. Le silence est revenu.
Elle est allée près de son bureau, a cherché la page des i dans son dictionnaire. Pas d'infarctus. Ce n'est pas un mot pour les petites filles.
Le Larousse de papa, lui, connaît le mot : "Lésion nécrotique des tissus due à un trouble circulatoire". Pas facile de comprendre le langage des adultes.
Assise sur son lit, elle s'est souvenue que la première fois, papa avait dit :
- Maman a mal au cœur !
Mal à la tête, mal aux dents, mal au ventre, elle sait ce que ça veut dire. Mais un mal au cœur, comment c'est ? Ca fait très mal, au point d'aller à l'hôpital ?
Son père n'a pas eu le temps de lui expliquer. Elle n'a rien demandé.
- 1, 2, 3 !
Elle s'enfouit un peu plus sous le drap. Une masse sombre a les bras levés au pied du lit. Elle ne l'a pas vue.
Ne pas crier. Ne pas pleurer. Papa pourrait entendre. Devenir grande, toute seule puisqu'on l'est et qu'on le restera toute la vie.
La main tâtonne, cherche la lampe de chevet. Elle ose s'aventurer plus loin, plus bas. L'orage se tait. Autant en profiter.
Elle rencontre la masse sombre, inerte qui s'anime tout d'un coup, mue par une vie nouvelle. Tout en prévoyant une retraite précipitée en cas d'attaque ennemie, la petite main empoigne un bras, le tire vers elle.
La masse s'élève, se retrouve dans les bras de la petite fille juste au moment où l'éclair dénonce le subterfuge.
- 1, 2 !
Sauvée ! L'ours connaît le geste qui rassure, celui qui fait sombrer dans le sommeil.


in Casse n° 18

 

Ce texte a été publié dans le recueil "Enfances cruelles", aux éditions de l'Agly.

 

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